<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> À propos de la guerre civile. La stasis de Corcyre (Thucydide, III, 82)

5 mars 2021

Temps de lecture : 7 minutes

Photo :

Abonnement Conflits

À propos de la guerre civile. La stasis de Corcyre (Thucydide, III, 82)

par

Nous nous sommes intéressés, récemment, dans la revue Conflits, à la « peste » d’Athènes et au dialogue entre les Athéniens et les Méliens – deux moments racontés par Thucydide. Nous nous intéresserons, ici, à la stasis, la guerre civile comme risque majeur menaçant la cohérence de la cité, et plus particulièrement à la stasis de Corcyre racontée par Thucydide, en III, 82 de la Guerre du Péloponnèse. Le récit de Thucydide s’adresse en effet à ceux qui souhaitent connaître les faits et en tirer des conséquences pour comprendre des événements semblables qui, étant donné la nature des choses humaines, ne manqueront pas de se reproduire un jour.

Le texte de Thucydide est à retrouver sur le site de Conflits

Le sens de stasis est faction et désigne également la sédition, la division, la guerre civile. Son sens étymologique est le placement, la position, l’acte de se lever, de se tenir fermement sur ses pieds. Le verbe histèmi dit la « station debout immobile », la position de l’hoplite tenant sa place au combat. Le stasimon est le moment où le chœur tragique s’immobilise avant de prendre la parole. Le stas est celui qui se tient debout pour prononcer le serment. Ainsi, depuis un mot qui signifie la « position stable », on glisse vers une notion qui implique l’idée de « division », de « désordre » qui évoque toute position partisane conduisant à l’affrontement.

 

En guise de définition, le mot et les choses

 

La stasis peut alors apparaître comme une « division du corps des citoyens » inhérente à la polis dont l’équilibre, nécessairement instable, est fondé sur l’opposition de forces contraires – ce que Nicole Loraux nomme le « lien de la division » : une dialectique de l’ordre et du désordre[1]. Une harmonie, une tension essentielle et continuelle. Un cosmos – l’ordre au sens d’ordonnancement – qui se réalise par la menace du désordre, d’une stasis, d’un chaos – le vide, la béance, ou encore ce qui est mélange, informe.

Lors d’une guerre civile, la cité-État se divise, s’affronte à elle-même, se déchire et devient furieuse. Chez Thucydide, la stasis n’est pas une insurrection contre un pouvoir, mais un conflit interne ou la haine entre des forces politiques opposées, « un combat contre soi-même » : les citoyens ne se combattent pas « les uns contre les autres » mais « eux-mêmes ». Dans la Guerre du Péloponnèse, la maladie (nosos) – la « peste » d’Athènes – et la stasis – celle de Corcyre – se manifestent de manière semblable et ont des effets identiques sur le « vivre en cité ». La stasis serait alors pour l’historien une pathologie politique, une maladie qui atteint la dunamis, la puissance de la cité-État comme la maladie atteint la dunamis du corps et des humeurs, sa force, sa santé. Encore une fois, l’harmonie des contraires au cœur d’un concept : la dunamis est, en effet, la « capacité ou l’aptitude » à agir et à pâtir, à donner et à recevoir. La puissance qui donne à la cité sa grandeur et la santé qui donne au corps sa force sont la cause de leur fin. Au cœur des convulsions, du désordre, la stasis révèle paradoxalement l’unité de la cité, son harmonie, et la nature du politique. Le pouvoir (dunamis) « s’achève sur sa propre destruction » ou bien la suscite.

A lire aussi : Thucydide, penseur de l’impérialisme et de la puissance

Mettre un terme à ce désordre peut se traduire en grec par une double négation : « défaire la division » ou « délier la division », comme si l’ordre tirait son essence du désordre compris comme principe fondateur. Apparaît alors un paradigme politique fondé sur une dualité, celui d’une division sans cesse à défaire pour équilibrer les forces opposées. On pense à Héraclite. On pense à Anaximandre. On pense également à Solon qui, voyant que la polis était souvent divisée et que par indifférence certains parmi les citoyens s’en remettaient au hasard des événements, porta contre eux une loi particulière rapportée par Aristote, dans la Constitution d’Athènes et par Plutarque dans la Vie de Solon« Celui qui dans une stasis ne prend pas les armes pour l’une des deux factions sera frappé d’atimie et sera exclu de la politique. » On pense encore à un passage des Lois de Platon (IX, 869c-d) : « Le frère qui, dans une guerre civile, tuera son frère au combat […] sera considéré comme pur, comme s’il avait tué un ennemi ; il en ira de même pour le citoyen qui, dans les mêmes conditions, tue un autre citoyen et pour l’étranger qui tue l’étranger. »

Le modèle de l’hoplite, du soldat-citoyen et du débat, porte l’idée, le principe même d’une sédition potentielle. Institutionnellement, essentiellement. Dans des moments d’exception, la stasis révèle, dialectiquement, le réel politique.

Il suffit de lire les vers d’Alcée et d’Archiloque, de Solon d’Athènes ou encore de Théognis de Mégare pour se faire une idée de la violence de la stasis et des passions tumultueuses qui agitaient les cités grecques. Dans la Politique, Aristote dit les causes essentielles de ces bouleversements. Dans le Panégyrique, Isocrate relate avec tristesse les divisions politiques de la Grèce…

Tout cela était vrai pour les Grecs. Cela l’est également pour nous. Peut-être.

 

La vie sous l’empire des lois tend à la coexistence pacifique…

 

La géométrie politique de Clisthène, liée à la compréhension de la physis et à la philosophie, institue, par le débat au sein de l’assemblée, l’idée de la polis, un être abstrait et rationnel, symbole de l’intelligence et de la vertu des Athéniens[2]. Pour Hannah Arendt, dans « l’action » in Condition de l’homme moderne, la polis est la communauté des citoyens, la « mise en commun des paroles et des actes ».

La participation aux affaires de la cité en « gouvernant et en étant gouverné » alternativement est, pour Aristote, conforme à l’idée grecque de liberté, à l’harmonie existant entre le citoyen et la communauté. Dès le vie siècle, les notions de loi (nomos) et d’autonomie sont étroitement liées. Le citoyen est un homme libre parce qu’il n’obéit pas à un autre homme, mais seulement à la loi pour laquelle il doit combattre comme pour ses murailles.

A lire aussi: Lire les classiques. La guerre du Péloponnèse, Thucydide

On songe au serment des éphèbes, au ive siècle. Lorsqu’ils reçoivent leur panoplie en présence des Cinq-Cents, la main tendue au-dessus de l’autel, ils jurent de ne pas déshonorer leurs armes sacrées, de ne pas abandonner leur compagnon dans la bataille et de combattre pour leurs dieux et pour leur foyer, seul ou avec d’autres. Ils ne laisseront pas la patrie diminuée, mais plus grande et plus forte. Ils obéiront aux ordres que la sagesse des magistrats saura leur donner. Ils seront soumis aux lois et à celles que le peuple fera d’un commun accord, et combattront pour elles, ou seul ou avec tous. Ils jurent, enfin, de respecter les cultes de leurs aïeux…

Ainsi, quel que soit le type de politeia, c’est sur la loi que repose le salut et l’ordre de la cité, pour maîtriser, un temps, le désordre archétype.

 

Les convulsions politiques

La fascination pour les affaires de la cité, l’intelligence à concevoir sous la forme d’un art, d’une theôria, l’essence et la tension politiques, le regard mimétique, en distanciation, révèlent le Grec comme l’être politique par excellence.

Platon pense la callipolis, la meilleure politeia possible.

Thucydide raconte, « trésor pour toujours », l’affrontement nécessaire des cités – réelles puissances de proie – et les inévitables ruines d’hommes et d’empires. La guerre, phénomène purement politique et non pas seulement « continuation de la politique par d’autres moyens », est un maître de violence.

À l’origine de ces maux, il y a « la fureur de dominer ». La cité, alors, voit fondre sur elle des calamités en grand nombre, comme il en arrive et comme il en arrivera toujours.

Voici donc la stasis, les métabolai, les convulsions qui brisent nécessairement, comme on l’a vu plus haut, l’ordre toujours instable de la cité, un univers de violence.

Dans la cité, le dèmos – c’est-à-dire les « pauvres parmi les citoyens » selon une définition de Xénophon – s’oppose aux kaloikagathoi, les « beaux et les bons », les aristocrates.

Cet affrontement continuel qui impose souvent l’élimination de l’adversaire – Démosthène indique qu’il faut le faire périr – ne cesse pas avec le triomphe de la démocratie, où le dèmos impose alors son kratos, son empire, sa puissance. On pense aux anciennes querelles des factions qui déchiraient les cités à l’époque des tyrans où la plupart des oligarques, ruinés, étaient obligés de s’exiler. Ces haines farouches des aristocrates contre les kakoi, les « méchants », se re­trouvent, en écho, chez Théognis de Mégare.

Pour Platon, la démocratie naît lorsque les pauvres, victorieux des riches, mettent à mort les uns et expulsent les autres. Un tel régime est institué par les armes ou la peur. Ce kratos est un pouvoir qui s’impose, comme l’indique l’étymologie, par la violence physique et brutale, dans un monde où la stasis est le domaine d’une tension permanente, d’une haine à ciel ouvert.

Aristote, dans la Politique (IV, 4, 1291 b 37-38), montre bien que le mécanisme de la loi du nombre régissant les assemblées joue en faveur du dèmos et le laisse seul maître : « Et comme le peuple forme la majorité et que la décision de la majorité est souveraine, ce régime est nécessairement une démocratie. » C’est-à-dire un régime où la masse l’emporte. Dans certaines cités, Aristote le rapporte dans la Politique (V, 9, 1310 a 9-10), les oligarques prononcent ce serment : « À l’égard du peuple, je serai malveillant, et je déciderai contre lui tout le mal que je pourrai. »

Parmi les cruautés des Trente, celles de Lysimaque sont révélatrices : la haine et la violence politiques sont implacables. Xénophon, dans les Helléniques (II, 4, 26), attribue à cet hipparque l’arrestation des citoyens d’Éleusis ou la mise à mort des hommes du dème d’Aixoné. Toutes les révolutions apportent la mort avec elles, c’est un fait, affirme Critias face à Théramène.

 

La stasis de Corcyre chez Thucydide

Depuis le début de la guerre, la question de l’Occident est au cœur des débats des belligérants[3]. Les Péloponnésiens, au début des combats, veulent s’assurer l’alliance et l’aide des cités de Sicile et d’Italie qui avaient pris parti pour eux. Ils demandent à chacune un nombre plus ou moins grand de navires. Cinq cents unités sont prévues. Ils les invitent, en outre, en attendant la fin de leurs préparatifs, à réunir une certaine somme d’argent, à rester neutres et à n’admettre dans leurs ports que des bâtiments athéniens isolés. On comprend pourquoi Corcyre est l’enjeu du début des hostilités, pourquoi elle devient la proie d’une cruelle stasis.

Avec soixante trières, Eurymédon est à Corcyre.

Thucydide raconte les faits en historien : le changement de « la valeur établie des mots pour l’ajuster à une nouvelle évaluation, arbitraire, des réalités auxquelles ils se rapportaient », le spectacle de toutes les démesures, de toutes les fureurs, l’inversion des valeurs, la violation des lois humaines et divines, la soumission aux passions…

La mort se manifeste sous toutes les formes. Toutes les horreurs sont commises et même surpassées. Le père assassine son fils. On arrache sa victime aux sanctuaires, on la frappe sous les yeux mêmes des Immortels. Quelques-uns périssent, murés dans le temple de Dionysos : tant est horrible la stasis. Les acteurs de la sédition, quand il s’agit de se venger, vont loin dans le mépris des lois. Ils accumulent les crimes sans se laisser arrêter par le souci de la justice et du bien public et sans autre règle que leur caprice. Dans la plupart des cités, les citoyens, séparés en deux camps, s’observent avec défiance. Pour assurer leur réconciliation, il n’y a pas d’arguments assez forts, pas de serments assez horribles.

Tous ont fini par se convaincre qu’il n’y a aucun règlement durable à espérer…

 

Le texte de Thucydide est à retrouver sur le site de Conflits.

 

Notes

[1]. Voir N. Loraux, La Tragédie d’Athènes, La politique entre l’ombre et l’utopie, Seuil, « La Librairie du xxie siècle », 2005. J. Alaux, Ordre et désordre en territoire grec, viiie-ive siècles av. J.-C, université de Valenciennes. Voir M.-L. Desclos, « Thucydide et la maladie de la cité » in Aux marges des dialogues de Platon, Éditions Jérôme Million, « Collection Horos », 2003. Voir G. Agamben, La Guerre civile, Pour une théorie politique de la stasis, Points, « Essais », 2015.

[2]. Voir O. Battistini, Les Saisons de la loi, Klincksieck, « Études et commentaires », 2000 (réédition Clémentine, « Studia Humanitatis », 2013).

[3]. Voir O. Battistini, La Guerre du Péloponnèse, Thucydide d’Athènes, Ellipses, « Les Textes fondateurs », 2002 (réédition Thucydide l’Athénien, Le Poème de la force, Clémentine, « Studia Humanitatis », 2013).

À propos de l’auteur
Olivier Battistini

Olivier Battistini

Olivier Battistini est né à Sartène, en Corse. Il est Maître de conférences émérite en histoire grecque à l’Université de Corse, directeur du LABIANA, chercheur associé à l’ISTA, Université de Franche-Comté et membre du comité scientifique de Conflits. Auteur de nombreux ouvrages sur la Grèce ancienne, ses domaines de recherches sont la guerre et la philosophie politique, Thucydide, Platon et Alexandre le Grand.

Voir aussi